Mascarade



mascarade Rose en avait assez de ce bal qui n'en finissait pas. Un bal masqué. Toujours les mêmes masques ricanants, à croire que l'originalité était bannie de ce genre de fêtes. Elle, si timide d'ordinaire ne parvenait même pas à adresser la parole à qui que ce fût. Partout, ce n'était que rires gras et avinés, jacassements féminins et débauche. Elle ne pouvait supporter cela.

C'était pour cela qu'elle avait décidé de s'isoler un peu dans les pièces voisines au grand salon, là où elle ne sentirait plus l'odeur entêtante de l'alcool, et où les hurlements de la foule déchaînée ne lui parviendraient que très assourdis. Qui avait eu la brillante idée de la traîner jusqu'à cette fête à la limite de l'orgie ?

Elle finit par trouver la pièce adéquate, une sorte de boudoir tendu de rouge vif avec de moelleux canapés et fauteuils capitonnés pourpres. Elle risqua un coup d'œil à l'intérieur avant d'entrer, espérant de tout cœur ne pas tomber sur un autre invité égaré, et ivre de surcroît. Par chance, le boudoir était désert.

Rose entra et referma la porte derrière elle, aussi délicatement que possible. La pièce n'était éclairée que par quelques bougies disséminées ça et là. Ce type d'éclairage lui convenait parfaitement, il était à l'opposé de celui de la salle de bal où on y voyait comme en plein jour. Rose commençait à avoir mal aux yeux et à la tête. Elle s'étendit sur un des sofas, ôtant au passage son masque et sa perruque qui lui tenaient chaud. Ses longs cheveux blonds descendirent en cascade dans son dos et elle jeta négligemment son lou et son pastiche à terre. Elle contempla le plafond dix minutes, juste le temps de laisser sa vue se clarifier et son début de migraine s'estomper.

Au bout de ces dix minutes, elle se releva pour inspecter le boudoir. Les secondes passaient, et Rose se sentait de plus en plus mal à l'aise. Ce devait être dû au faible éclairage qui plongeait certaines parties des tentures rouges dans l'ombre, à l'opposé de quelques plis qui apparaissaient d'une jolie couleur rouge sang, et à la danse des flammes des bougies - certainement mues par un courant d'air que Rose ne percevait pas - qui faisaient littéralement bouger la pièce. Elle en eut un vertige durant quelques secondes, puis elle se leva pour trouver un autre refuge, décidément trop mal à l'aise dans ce boudoir.

La porte s'ouvrit alors très doucement, sans faire de bruit. Rose la contempla quelques secondes, priant de toute son âme pour qu'aucun invité soûl ne soit venu vomir là. Mais ce furent cinq silhouettes drapées de noir et masquées qui entrèrent. A leur démarche, rose déduisit qu'ils étaient sobres. Elle esquissa un bref salut de la tête et un petit sourire, se préparant à sortir.

Cependant, l'un des hommes - des êtres dotés d'une telle carrure ne pouvaient être que des hommes - posa délicatement sa main gantée sur son avant-bras pour la retenir. Rose se tourna poliment vers lui, tandis qu'il lui proposait de s'asseoir dans un fauteuil en désignant celui-ci d'un geste élégant de la main. Deux hommes étaient déjà assis. Rose secoua doucement la tête avec un petit geste d'excuse, avant de se préparer à passer à côté de la silhouette noire devant elle.

Soudain la pression qu'il exerçait sur son bras se durcit et il lui barra le passage. Rose commençait à s'affoler sérieusement. Un des hommes la prit délicatement par les épaules, l'obligeant à se tourner vers lui, et par conséquent vers le centre de la pièce. Rose s'aperçut que l'une des deux personnes assises avait ramassé son masque et sa perruque et les avait déposés sur le sofa où elle se trouvait précédemment. Rose fit un mouvement pour se dégager, mais l'homme derrière elle avait affermi sa prise sur ses épaules et la maintenait solidement.

Les trois autres s'étaient levés et secouaient leurs têtes masquées comme s'ils avaient de la peine. Rose essaya une fois encore de se libérer, mais les deux hommes la tenaient fermement. Ils la traînèrent hors du boudoir, malgré ses efforts pour se libérer et ses cris désespérés. Les trois autres suivaient. Avec l'énergie du désespoir et à force de se débattre, elle réussit à libérer un de ses bras. L'un des trois hommes se détacha de groupe et l'agrippa par les cheveux, intimant d'un geste aux deux autres de la lâcher. Il se mit à la secouer frénétiquement et lui cogna la tête contre le rebord d'un meuble. Rose, à moitié inconsciente, se laissa traîner jusqu'à une porte de chêne massive. Elle remarqua en passant devant la salle de bal que celle-ci était vide, et qu'en fait la demeure entière était silencieuse.

Une main la poussa rudement dans un escalier de pierres grossièrement taillé, et Rose se retrouva quelques mètres en contrebas, avec la certitude qu'elle s'était foulé une cheville. Une pigne d'acier la releva tandis qu'un genou lui fracturait une ou deux côtes. Dans un tourbillon de douleur et de hurlements, elle fut portée dans une grande salle éclairée par d'énormes braseros.

Toute la foule bigarrée et hurlante qu'elle avait délaissée quelques minutes (ou peut-être quelques heures) auparavant entrait dans une ronde frénétique, tournant autour de ce qui sembla être un autel sacrificiel à Rose. La ronde se rompit un instant, laissant le passage à eux autres silhouettes noires et masquées portant une femme un peu plus âgée que Rose. Ils la déposèrent sans ménagement sur l'autel. L'une des deux personnes s'empara d'un couteau effilé tandis que l'autre maintenait la femme, pourtant trop hagarde pour se débattre.

L'homme leva le couteau et le plongea avec fureur dans le corps de la femme, dont les yeux se révulsaient sous la douleur. Quand ils jugèrent le corps suffisamment ensanglanté, un colosse fit irruption au milieu de la ronde, et, brandissant une hache d'un geste sûr, il trancha la tête de sa victime.

Rose regardait tout ce la comme si elle eût vécu un cauchemar éveillé, sans bien comprendre ce qui se passait. Elle se forçait à serrer les dents pour ne pas vomir lorsqu'elle vit l'homme à la hache répandre le sang - directement prélevé à son cœur mis à nu par ses soins - de sa victime sur l'autel. Rose ne put retenir le flot de bile acide qui franchit ses lèvres. Toute la foule masquée se tourna alors vers elle et éclata d'un rire moqueur, puis reporta son attention sur l'autel.

Rose assista à cinq autres massacres de ce genre, tous plus ignobles les uns que les autres. Elle souhaitait de tout son cœur s'évanouir, afin de ne plus assister à ce monstrueux étalage de viscères, mais son corps ne répondait pas aux appels affolés de son cerveau. Elle resta consciente durant toute la durée de cette boucherie, puis enfin vint son tour. Elle leva des yeux suppliants vers l'homme qui la tenait et réussit à articuler un faible :

" Pourquoi ? Pourquoi moi ?
- Ton masque, ma chérie. Tu n'aurais pas dû enlever ton masque, ma toute belle. "

Puis elle fut brutalement poussée vers l'autel souillé. Ses côtes brisées avaient dû percer un de ses poumons car sa respiration devenait de plus en plus difficile et douloureuse. Elle crachait même du sang. Elle n'avait plus la force de résister ou de se poser des questions. Elle souhaitait simplement que sa fin soit rapide et sans douleur.

Elle sentit alors la lame s'enfoncer dans son dos, dans son ventre, déchirant les tissus, coupant les nerfs, sectionnant les muscles, atteignant parfois les os. Elle avait cessé de se débattre. Une dernière fois, elle sentit une main s'enfoncer dans une de ses plaies béantes pour écarter la chair, et la dernière vision qui s'imprima dans sa rétine fut celle de cette assemblée monstrueuse, entièrement masquée.

Fin


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